Monday, March 13, 2006

Ethique formative II
Autour d'Emmanuel Lévinas

Emmanuel Lévinas est un auteur incontournable qui porte un regard nouveau sur les questions d'éthique. Il pose "l'Ethique comme philosophie première" (1992), ce qui est un renouveau par rapport à l'histoire de la philosophie... depuis au moins Aristote. En effet, les historiens posaient l'ontologie comme fondement de la philosophie ou philosophie première pour rester dans le même vocabulaire. Il est décédé en 1995. Comment aborder une oeuvre aussi riche sans dénaturer le propos de l'auteur ?

Débutons avec lui par une observation : "c'est toujours le Même qui détermine l'Autre"(Totalité et infini, essai sur l'extériorité, 1971). Le Même sert à ranger les choses. Par exemple, le Rhône est un fleuve, "fleuve" est un concept qui permet de classer le Rhône comme la Seine. Mais un concept n'est pas une réalité. Personne ne s'est jamais baigné dans un "fleuve" mais dans une eau que j'appelle fleuve. La carte n'est pas le territoire... Ainsi, on parle volontier des concepts ou de leur articulation autour de théories mais dès que l'on veut l'incarner, c'est différent. Par exemple, pour rester dans l'actualité, on parle beaucoup de la défense des "jeunes" pour les aider à intégrer le monde du travail. Qu'est-ce qu'un "jeune" si ce n'est un concept plus ou moins incarné. Si l'on est pour, on peut dire que la jeunesse est l'avenir d'un pays... etc, etc... mais suis-je capable de partager avec X ou Y qui sont en bas de mon immeuble ? L'incarnation de ces "jeunes" n'est pas toujours aussi facile alors on reste sur le concept plus que sur l'incarnation. Le concept n'est pas la réalité, c'est une représentation de la réalité, comme l'a fort bien illustré Magritte avec son célèbre tableau la trahison des images. La connaissance consiste à saisir, à travers des concepts, l'individu non pas tant dans sa singularité que dans sa généralisation. Cette généralisation comme type de savoir est importante car elle conditionne le comportement de l'homme. La société crée une fiction, le "Moi" qui me représente. Ce Moi est ce que je dois être. Le devoir de l'individu de tout faire pour être ce qu'il doit être... quitte à oublier ce qu'il est dans la réalité. C'est l'archétype du "sois un homme mon fils". Et c'est souvent une prison que de chercher à être alors que l'on est autrement. Emmanuel Lévinas parle de "totalitarisme de la raison". L'individu se perd dans cette implication qui n'a pas de sens pour lui. Alors, comment faire ? L'individu doit "sortir de soi-même", lexicalement, sortir de soi comme un même, sortir de cette obligation à être, c'est ce qu'il appelle être "autrement qu'être" (livre phare d'Emmanuel Lévinas). Hors de cette sortie point de salut. La sortie n'est pas toujours facile. Dans un rapport de force à l'être, l'individu développe des stratégies de défense comme la paresse, la lassitude ou la fatique pour sortir de la contrainte par le bas. Emmanuel Lévinas encourage ces attitudes... la paresse comme acte révolutionnaire (même si cela ne fait pas partie de l'univers d'Emmanuel Lévinas), ou la lassitude comme démarche éthique cela surprend surtout dans un monde de la performance.
Et l'entreprise dans tout çà ? Pression à être performant, difficulté à être soi-même, recherche d'authenticité ("autrement qu'être"), démotivation,... voici une analyse qui d'emblée s'installe dans les problématiques des entreprises. Allons plus loin, l'entreprise est confrontée à une perte de sens. Un regard autour d'Emmanuel Lévinas nous propose la réponse suivante : l'entreprise se chosifie, elle se désincarne, elle perd sa dimension éthique. Comment travailler pour un concept ? Qui se motiverait pour un objet ? Pour un réfrigérateur par exemple (quoi que métaphoriquement parlant...) ? Cette chosification du travail n'est pas nouvelle puisque l'Organisation Scientifique du Travail fonde sa démarche sur l'abstraction du travail. Dans l'OST la démarche est moderne, l'homme autonome choisira le travail qui est rationnellement ou scientifiquement le meilleur. La nouveauté est de sortir de ce cadre partiellement éculé et de placer cette déscription en perspective de l'éthique comme nous allons le voir.
Et la formation dans tout çà ? Tout dépend de ce que l'on appelle formation. S'il s'agit de "mettre en forme", la forme préexiste à la formation. La formation est chosifiée. Elle consiste à définir un "être", un "soi-même" et de tout faire pour atteindre cet être. On retrouve le totalitarisme de la raison qui consiste à faire entrer de force l'individu dans le moule. Les responsables de formation ont tendance à dire qu'il n'y a aucun problème à former à quoique ce soit un individu motivé. Tout le problème est la motivation... On parle même d'appétence pour susciter cette envie à se former. Or le problème, ce n'est pas la motivation mais la formation elle-même. La formation n'est pas éthique...

Que peut-on y faire ?

"Au commencement était la relation", tout commence par là. Emmanuel Lévinas tape fort quand il annonce que si j'échange des contenus, j'occulte l'altérité. Par exemple, demander l'heure est un échange, une chosification du temps, on partage ainsi une connaissance signe de reconnaissance, mais où est l'Autre ? Pareillement, si la formation est une technique pour convaincre (dans convaincre, il y a vaincre, rapport de force), l'Autre n'est qu'un élément d'un projet éducatif. Il n'existe pas de part lui-même. On forme des stagiaires dans leur généralité mais non dans leur singularité. La formation consiste à faire entendre raison au stagiaire. La raison préexiste à l'échange, sans l'Autre. Il y a bien relation mais pas rencontre. L'Autre est un concept qui doit être capable de recevoir le contenu de ma formation. Or, la relation "je - tu" est le fondement de l'éthique. Si je suis intéressé, la relation n'accède pas à la rencontre et selon Emmanuel Lévinas, elle se prive de l'éthique. Pour aller plus loin, le langage est partie prenante dans soit la relation soit la rencontre. Il existe deux types de langage le "Dire" et le "Dit". Le Dit ferme la porte en proposant une connaissance mortifère, la connaissance universitaire par exemple avec un expert qui sait et qui dit. Et le Dire qui ouvre la porte à l'Autre, non pas énnoncer des savoirs mais parler à quelqu'un sans s'intéresser au contenu mais à l'individu. "Toute relation humaine en tant qu'humain procèdent du désintéressement" (Autrement qu'être). Ainsi on s'ouvre à l'Autre.

Emmanuel Lévinas introduit "l'épiphanie du visage". L'Autre à travers son visage s'exprime dans son authencité comme étranger. "L'accès au visage est d'emblée éthique". Je m'expose à lui dès que je lui parle. "Les choses n'ont pas de visage". L'Autre est mon prochain avec sa fragilité pas seulement mon semblable dans le sens même genre. Pour lutter contre la démotivation, il s'agit de ne pas rester les bras croisés devant la nudité du visage de l'autre ne pas s'emmurer dans le train train de l'être. C'est notre responsablité en tant qu'homme. L'éthique est la philosophie première... l'aventure de l'Autre.
Comment la formation peut relever le défi de l'éthique ?
Avant de proposer une ouverture plus riche, il est a noté que l'entretien professionnel répond parfaitement à ce désir de face à face. Tout dépend comment on veut le mettre en chantier "être" ou "autrement qu'être" ? Cela fera l'objet d'un autre cheminement.
Ma seconde remarque reprend l'idée que j'ai développée dans un texte précédent, "la pédagogie du projet", où Philippe Meirieu proposait une nouvelle pédagogie fondée sur ce que les stagiaires veulent faire, les écouter et leur apporter l'aide dont ils ont besoin. Il s'agit de renverser le sens de la formation : le formateur expert devient un formateur animateur, la transmission touche son publique. La connaissance s'incarne de par le fait que l'on part de cette incarnation. Ces expériences pédagogiques nouvelles semblent très riches d'enseignement. En donnant à chacun la possibilité de s'exprimer dans sa singularité cela revient à remettre l'homme au centre de l'entreprise. C'est ce que certains chosifient déjà avec le concept de "l'entreprise apprenante"... on n'échappe pas à ses démons.

2 Comments:

Blogger KayC18 said...

Sujet vaste et complexe, mais qui parait déjà plus facile d'accès...
Il nous faudra encore quelques années avant de pouvoir analyser et/ou mettre en pratique, mais l'entraînement est la clé, n'est-ce pas ?
Merci.

12:01 AM  
Blogger tazoue said...

Karine a raison, on pourra lire tous les documents de la terre que cela ne changera rien: sans expérience ces bons conseils ne seront pas appliqués car pas assez mis en pratique.

En parlant de pratique, nous avez vous pas enseigner que lorsqu'on fait un blog, il convient de le mettre à jour assez régulièrement?...

8:59 AM  

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