Tuesday, March 14, 2006

Le CV anonyme est arrivé...
le jeudi 09 mars 2006

"dans les entreprises de 50 salariés et plus, les informations communiquées par écrit par le candidat à l'emploi doivent être examinées dans des conditions préservant son anonymat". Les modalités d'application feront l'objet d'un ou de plusieurs décrets suite à une concertation avec les partenaires sociaux. Pour être complet, cette loi fait suite à un rapport de Claude Bébéar "les entreprises aux couleurs de la France" en 2004.

Reprenons quelques chiffres repères :
1. Les jeunes des banlieues dites sensibles sont 3 à 5 fois plus touchés par le chômage que les autres. Selon le Rapport du Haut Conseil à l'Intégration (janvier 2003), dans les zones urbaines sensibles (ZUS) le taux de chômage des jeunes est de 38 % contre 23 % en moyenne pour l'ensemble de la France. La discrimination est une réalité sociale.
2. Dans le rapport du Conseil économique dirigé par Mouna Vipprey sur "L'insertion des jeunes d'origine étrangères" (26 septembre 2002), le diplôme reste la meilleur protection contre le chômage... même s'il persiste des discriminations. Pour un titulaire d'un second ou d'un troisième cycle ou d'une grande école, le taux de chômage varie suivant les origines : pour un Français de naissance, il est de 5 %, pour un étranger de l'Union Européenne, il est de 7,2 %, pour un Français par acquisition, il est de 11 % et, pour un étranger hors Union Européenne, il est de 18 %... A même niveau de compétences l'étranger hors Union Européenne est de 3 à 4 fois plus au chômage.

D'où vient le problème ? L'ascensseur social est en panne pour reprendre le titre du livre d'Aziz Senni (2005).

1. La mobilité sociale n'est plus ce qu'elle était...
Si l'on reprend l'article d'Alternatives économiques de février 2006 sur "la mobilité sociale en panne", Louis Maurin compare les données de l'INSEE entre 1979 et 2000 sur les CSP. L'autorecrutement des ouvriers et même des employers s'est accru alors que leur part dans des catégories comme les cadres s'est réduit. L'ascenseur est bloqué et le corps social se défend en protégeant ses enfants. L'ouvrier recrute des ouvriers.
Mais l'ascenseur fonctionne dans les deux sens et si l'on regarde les cadres, leur autorecrutement a fortement baissé passant de 51 % à 41,5 %. La part du recrutement de cadres dans la catégorie ouvriers passe de 12,7 % en 1979 à 18,6 % en 2000. L'ascenseur fonctionne aussi à la baisse, il n'est donc pas bloqué. Il en va de même pour les professions intermédiaires. On peut parler de dégradation sociale. Enfin pour les artisans, on assiste à une baisse de l'autorecrutement dont de l'immobilisme pour une meilleure insertion dans toute l'économie ; et les agriculteurs ont un ascenseur social plutôt en hausse. Il faut donc se méfier des globalisations trop simples. L'ascenseur existe même si le modèle global des trentes glorieuse n'est plus d'actualité. La forte croissance durable qui aspire l'ensemble de la population vers le haut ne marche plus en l'abscence d'une croissance économique forte. Quand le gâteau est plus petit, le corps social se protège et privilégie ceux qui sont en place. Cela ne favorise pas l'insertion des nouveaux quelle que soit leur origine.

2. Les voies d'insertion sont discriminantes.
Si l'on prend deux voies traditionnelles, l'école et l'entreprise.
Pour l'école, dans son rapport Claude Bébéar cite l'Union Nationale des Syndicats Autonomes (UNSA) qui constatait que la population des enfants de cadres supérieurs et d'enseignants représentait environ 15 % de la population mais occupait 80 % des places des grandes écoles. Ceux qui savent comment marche la machine privilégient leurs enfants. La discrimination est forte.
Pour l'entreprise, Jean-François Amadieu, dans enquête testing sur CV (Université Paris 1, Observatoire des discriminations, avril-mai 2004) qu'un homme de nom et prénom français résidant àParis et d'apparence européenne recevait en moyenne 75 entretiens alors qu'un nom et prénom maghrében résidant à Paris pour les mêmes compétences recevait en moyenne 14 entretiens. Un rapport de 1 à 5... La discrimination pour les minorités visibles comme on dit existe dans les faits.

3. La pénurie de main d'oeuvre propose un regard croisé
Le choc démographique est une réalité économique, même si sa réalité politique et sociale n'est pas encore établie. Les faits sont têtus. La France va avoir besoin de bras et de cerveaux et elle va forcemment être moins discriminante car le problème n'est pas qualitatif mais quantitatif. Dit avec plus de provocation une minorité visible vaut mieux que personne et il est fort à parier que les valeurs autour des minorités visibles ou non vont évoluer avec la prise de conscience des besoins des entreprises.
Cette évolution n'est pas pour des lendemains qui chantent puisque Michel Godet nous l'a prédit pour 2006. Il faut nuancer : pas tant sur 2006 qui peut être 2007 voir pour certains 2008, mais sur la notion de prise de conscience, cela peut prendre plus de temps pour certains types d'entreprise mais pour la majorité les besoins feront force de loi. D'ailleurs dès aujourd'hui nombre d'entreprises organise de la communication ethnique avec florilège de charte de la diversité, et ce n'est qu'un début...

Le cv anonyme s'inscrit dans l'ensemble du mouvement. Alors bien ou pas bien ?

Le cv anonyme touche l'ensemble des éléments discriminants : nom, prénom, adresse, sexe, âges, nationalité,... à compétences égales les minorités visibles devraient avoir le même nombre d'entretien. Mais la discrimination ne serait que repoussé. Et un refus à une lettre est-elle plus ou moins humiliante qu'un refus à un entretien ? Je ne sais pas. A moins que l'on poursuive la croisade en proposant les entretiens anonymes et pourquoi pas des employés anonymes ? On sent bien qu'il existe des réserves, je propose deux. La première est le fait de retirer à un individu une part de son identité. Si je suis maghrebin, je suis mes origines et pour être bien dans ma peau, dans mon poste je ne dois pas me travestir en autre chose que ce que je suis. L'intérêt de ces avatars réels serait de créer un monde de l'entreprise qui n'existe pas. D'où ma seconde remarque, créer des process qui ne soient pas humain n'a pas de sens. Un recrutement est une affaire d'hommes. Il y a l'affect. Poussons le raisonnement plus loin un maghrébin embauché dans une entreprise raciste, quel sens, quel avenir ? Il faut absolument qu'il rentre mais après ? ... Le travail doit se faire sur les mentalités. Je ne crois pas à cette déshumanisation des rapports de travail, c'est un reliquat de la modernité et du taylorisme qui n'est pas conforme à l'évolution entreprenariale.

Alors mauvaise chose ? Pas si sûr, nous sommes entrés dans l'ère des symboles et des signaux. Le signal fort envoyé en direction des entreprises est : changer vos comportements. Aujourd'hui, on assiste à une montée en puissance de la valeur de la diversité, il est bien que des responsables se mouillent pour être porte parole de ces valeurs. Les entreprises devront de plus en plus donner des gages d'entreprises non discriminantes pour avoir des valeurs en harmonie avec la société et si l'on rajoute la problèmatique démographique, les entreprises seront aux couleurs de la France, avec ou sans ce cv anonyme. Mais comme la rappelait Bernard Henri Levy sur une chaîne de télévision, aujourd'hui au Etats-Unis le futur débat pour les présidentiels est entre Hilary Clinton et Condoleezza Rice, deux femmes dont une black, on est loin des interrogations que l'on peut avoir en France avec Ségolène Royal. En terme de discrimination, il est souvent plus facile de pointer le voisin que de balayer devant sa porte. A méditer...

Monday, March 13, 2006

Ethique formative II
Autour d'Emmanuel Lévinas

Emmanuel Lévinas est un auteur incontournable qui porte un regard nouveau sur les questions d'éthique. Il pose "l'Ethique comme philosophie première" (1992), ce qui est un renouveau par rapport à l'histoire de la philosophie... depuis au moins Aristote. En effet, les historiens posaient l'ontologie comme fondement de la philosophie ou philosophie première pour rester dans le même vocabulaire. Il est décédé en 1995. Comment aborder une oeuvre aussi riche sans dénaturer le propos de l'auteur ?

Débutons avec lui par une observation : "c'est toujours le Même qui détermine l'Autre"(Totalité et infini, essai sur l'extériorité, 1971). Le Même sert à ranger les choses. Par exemple, le Rhône est un fleuve, "fleuve" est un concept qui permet de classer le Rhône comme la Seine. Mais un concept n'est pas une réalité. Personne ne s'est jamais baigné dans un "fleuve" mais dans une eau que j'appelle fleuve. La carte n'est pas le territoire... Ainsi, on parle volontier des concepts ou de leur articulation autour de théories mais dès que l'on veut l'incarner, c'est différent. Par exemple, pour rester dans l'actualité, on parle beaucoup de la défense des "jeunes" pour les aider à intégrer le monde du travail. Qu'est-ce qu'un "jeune" si ce n'est un concept plus ou moins incarné. Si l'on est pour, on peut dire que la jeunesse est l'avenir d'un pays... etc, etc... mais suis-je capable de partager avec X ou Y qui sont en bas de mon immeuble ? L'incarnation de ces "jeunes" n'est pas toujours aussi facile alors on reste sur le concept plus que sur l'incarnation. Le concept n'est pas la réalité, c'est une représentation de la réalité, comme l'a fort bien illustré Magritte avec son célèbre tableau la trahison des images. La connaissance consiste à saisir, à travers des concepts, l'individu non pas tant dans sa singularité que dans sa généralisation. Cette généralisation comme type de savoir est importante car elle conditionne le comportement de l'homme. La société crée une fiction, le "Moi" qui me représente. Ce Moi est ce que je dois être. Le devoir de l'individu de tout faire pour être ce qu'il doit être... quitte à oublier ce qu'il est dans la réalité. C'est l'archétype du "sois un homme mon fils". Et c'est souvent une prison que de chercher à être alors que l'on est autrement. Emmanuel Lévinas parle de "totalitarisme de la raison". L'individu se perd dans cette implication qui n'a pas de sens pour lui. Alors, comment faire ? L'individu doit "sortir de soi-même", lexicalement, sortir de soi comme un même, sortir de cette obligation à être, c'est ce qu'il appelle être "autrement qu'être" (livre phare d'Emmanuel Lévinas). Hors de cette sortie point de salut. La sortie n'est pas toujours facile. Dans un rapport de force à l'être, l'individu développe des stratégies de défense comme la paresse, la lassitude ou la fatique pour sortir de la contrainte par le bas. Emmanuel Lévinas encourage ces attitudes... la paresse comme acte révolutionnaire (même si cela ne fait pas partie de l'univers d'Emmanuel Lévinas), ou la lassitude comme démarche éthique cela surprend surtout dans un monde de la performance.
Et l'entreprise dans tout çà ? Pression à être performant, difficulté à être soi-même, recherche d'authenticité ("autrement qu'être"), démotivation,... voici une analyse qui d'emblée s'installe dans les problématiques des entreprises. Allons plus loin, l'entreprise est confrontée à une perte de sens. Un regard autour d'Emmanuel Lévinas nous propose la réponse suivante : l'entreprise se chosifie, elle se désincarne, elle perd sa dimension éthique. Comment travailler pour un concept ? Qui se motiverait pour un objet ? Pour un réfrigérateur par exemple (quoi que métaphoriquement parlant...) ? Cette chosification du travail n'est pas nouvelle puisque l'Organisation Scientifique du Travail fonde sa démarche sur l'abstraction du travail. Dans l'OST la démarche est moderne, l'homme autonome choisira le travail qui est rationnellement ou scientifiquement le meilleur. La nouveauté est de sortir de ce cadre partiellement éculé et de placer cette déscription en perspective de l'éthique comme nous allons le voir.
Et la formation dans tout çà ? Tout dépend de ce que l'on appelle formation. S'il s'agit de "mettre en forme", la forme préexiste à la formation. La formation est chosifiée. Elle consiste à définir un "être", un "soi-même" et de tout faire pour atteindre cet être. On retrouve le totalitarisme de la raison qui consiste à faire entrer de force l'individu dans le moule. Les responsables de formation ont tendance à dire qu'il n'y a aucun problème à former à quoique ce soit un individu motivé. Tout le problème est la motivation... On parle même d'appétence pour susciter cette envie à se former. Or le problème, ce n'est pas la motivation mais la formation elle-même. La formation n'est pas éthique...

Que peut-on y faire ?

"Au commencement était la relation", tout commence par là. Emmanuel Lévinas tape fort quand il annonce que si j'échange des contenus, j'occulte l'altérité. Par exemple, demander l'heure est un échange, une chosification du temps, on partage ainsi une connaissance signe de reconnaissance, mais où est l'Autre ? Pareillement, si la formation est une technique pour convaincre (dans convaincre, il y a vaincre, rapport de force), l'Autre n'est qu'un élément d'un projet éducatif. Il n'existe pas de part lui-même. On forme des stagiaires dans leur généralité mais non dans leur singularité. La formation consiste à faire entendre raison au stagiaire. La raison préexiste à l'échange, sans l'Autre. Il y a bien relation mais pas rencontre. L'Autre est un concept qui doit être capable de recevoir le contenu de ma formation. Or, la relation "je - tu" est le fondement de l'éthique. Si je suis intéressé, la relation n'accède pas à la rencontre et selon Emmanuel Lévinas, elle se prive de l'éthique. Pour aller plus loin, le langage est partie prenante dans soit la relation soit la rencontre. Il existe deux types de langage le "Dire" et le "Dit". Le Dit ferme la porte en proposant une connaissance mortifère, la connaissance universitaire par exemple avec un expert qui sait et qui dit. Et le Dire qui ouvre la porte à l'Autre, non pas énnoncer des savoirs mais parler à quelqu'un sans s'intéresser au contenu mais à l'individu. "Toute relation humaine en tant qu'humain procèdent du désintéressement" (Autrement qu'être). Ainsi on s'ouvre à l'Autre.

Emmanuel Lévinas introduit "l'épiphanie du visage". L'Autre à travers son visage s'exprime dans son authencité comme étranger. "L'accès au visage est d'emblée éthique". Je m'expose à lui dès que je lui parle. "Les choses n'ont pas de visage". L'Autre est mon prochain avec sa fragilité pas seulement mon semblable dans le sens même genre. Pour lutter contre la démotivation, il s'agit de ne pas rester les bras croisés devant la nudité du visage de l'autre ne pas s'emmurer dans le train train de l'être. C'est notre responsablité en tant qu'homme. L'éthique est la philosophie première... l'aventure de l'Autre.
Comment la formation peut relever le défi de l'éthique ?
Avant de proposer une ouverture plus riche, il est a noté que l'entretien professionnel répond parfaitement à ce désir de face à face. Tout dépend comment on veut le mettre en chantier "être" ou "autrement qu'être" ? Cela fera l'objet d'un autre cheminement.
Ma seconde remarque reprend l'idée que j'ai développée dans un texte précédent, "la pédagogie du projet", où Philippe Meirieu proposait une nouvelle pédagogie fondée sur ce que les stagiaires veulent faire, les écouter et leur apporter l'aide dont ils ont besoin. Il s'agit de renverser le sens de la formation : le formateur expert devient un formateur animateur, la transmission touche son publique. La connaissance s'incarne de par le fait que l'on part de cette incarnation. Ces expériences pédagogiques nouvelles semblent très riches d'enseignement. En donnant à chacun la possibilité de s'exprimer dans sa singularité cela revient à remettre l'homme au centre de l'entreprise. C'est ce que certains chosifient déjà avec le concept de "l'entreprise apprenante"... on n'échappe pas à ses démons.